Jean-Paul Gaillard

in revue Perspectives psychiatriques Vol. 35 n°4 sept-oct 1996.

Résumé : Il n'est pas impossible que le statut de l'hallucination puisse être remis en question, au regard de ce que les neurosciences nous apprennent quant aux processus en jeu dans la perception, la mémorisation et la remémoration; quelques veuves.nous aident à saisir la complexité des rapports entre perception et hallucination.

Mots-clés : perception - hallucination - autoréférence du SNC - connexion - construction dans la remémoration.

Sumary : the process of hallucination is reinterrogating with new wiews of neurosciences on perception, memorizing and recall. Any widows help us for starting on the complexity of the link between perception and hallucination.

Key words : perception - hallucination - CNS selfreference - connexion - recall as construction.

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Au cours des dix dernières années, trois veuves, qui m’avaient été successivement adressées par leurs médecins de famille pour une souffrance de désapparenance (Neuburger 1995) que le temps s’écoulant ne régulait pas, m’ont raconté la même scène, que je puis résumer ainsi :

« Vous direz que je suis folle si vous voulez, mais j’ai vu mon mari, dans notre chambre à coucher, quelques jours après sa mort. Je l’ai vu ! »

L’une d’entre elles a même entendu son mari lui dire quelques mots.

Aucune de ces trois femmes, dans la soixantaine, n’était par ailleurs sujette au moindre trouble psychiatrique. Toutes trois souffraient d’un deuil chronique - forme de deuil fort répandue chez les humains normaux qui ont perdu un être réellement cher - mais toutes trois conservaient un excellent contact avec la réalité, avaient des amis, des activités et entretenaient des relations normales avec leurs familles.

Aucune de ces trois femmes n’opposait le moindre doute à la « réalité » de sa perception ; toutefois, le phénomène leur avait paru suffisamment étrange pour que chacune d’entre elles ait éprouvé le besoin de s’appuyer après coup sur une « théorie », au demeurant facile à trouver car les librairies possèdent en général un rayon « au delà / spiritisme » bien rempli.

Elles avaient donc bien « perçu » leur mari, mais cette perception s’était produite dans des conditions telles, que leurs conception de la ratio en avait été heurtée.

Lorsque la première d’entre elles me confia l’événement, je lui demandai de me décrire, aussi fidèlement que possible, les conditions dans lesquelles la chose était survenue. Je fis de même, pour les deux veuves qui suivirent.

Les trois récits sont concordants. Le contexte médiat est la chambre conjugale et leur perception de leur mari est survenue juste après qu’elles aient ouvert, qui la penderie, qui le tiroir d’une commode, qui l’armoire, dans lesquels, à chaque fois, se trouvaient des effets de leur conjoint. De plus, toutes trois retrouvèrent la notion d’odeur. L’odeur de leur mari, imprégnant l’atmosphère, lors de l’ouverture du meuble.

Ces remarques nous permettent-elles de préciser certains éléments d’une théorie de l’hallucination, ou d’une théorie de la perception, ou, mieux encore, les liens entre sensation, perception, représentation et hallucination (Gaillard 1994) ?

Ces trois femmes disent avoir « vu » leur mari. L’ont-elles vu ? Qu’est-ce que « voir » ?

            - Si voir relève, avant tout, d’un processus bio-photographique, elles n’ont rien « vu ». Leurs cellules rétiniennes n’ont pas « détecté » les différentes longueurs d’ondes dessinant les contours d’un « objet » extérieur à elles.

            - Si voir relève, avant tout, d’un processus largement auto-computationnel (von Foerster-Segal 1990. J-Q Zheng et al. 1994), il est possible qu’elles aient « vu » leurs maris.

Heinz von Foerster attire notre attention sur ceci que le rapport numérique, entre neurones du SNC et cellules sensitives, est de 1 pour 100 000 et que chaque neurone dans le SNC est couplé avec environ 10 000 autres neurones (de quelques milliers à un million).

Ces constats ont amené Heinz von Foerster, logicien, et Francisco Varela, neurobiologiste, à concevoir le SNC comme un système essentiellement autoréférentiel. En d’autres termes, le SNC travaille 100 000 fois plus sur ses propres propositions que sur les propositions de l’extérieur, et les réseaux neuronaux, extrêmement denses, se font, se défont et se couplent aisément les uns avec les autres (.M.Moulin 1989-J-M Weimann 1991).

A partir de ces prémisses, que pouvons-nous inférer, concernant nos trois veuves ?

            1- elles sont dans leur chambre à coucher emplie de souvenirs intenses (notion de seuil émotionnel) ; elles ont, sous les yeux, le cadre dans lequel elles ont, tant de fois, vu leur mari,

            2- elles reçoivent une bouffée d’odeur appartenant à leur mari,

            3- elles ont, sous la main, le contact d’une pièce de vêtement appartenant à leur mari,

            4- elles ont, sous les yeux, cette pièce de vêtement appartenant à leur mari.

Notre hypothèse, de modèle connexionniste (Varela 1981-Baddeley 1990), est que ces éléments perceptifs épars suffisent à co-produire une réalité plus vaste et plus organisée que ce que les réseaux physiquement mis en jeu par des perturbations extérieures, autorisent à eux seuls (structure émergente : Maturana, Varela 1974-1981), en ce qu’ils entraînent avec eux d’autres éléments non présentement activés par une perturbation extérieure : par auto-computation, leur mari est soudain là, debout devant elles.

Ici, la structure hallucinatoire, puisqu’il faut bien la nommer ainsi, semble émerger de la puissance d’un couplage entre différents réseaux perceptifs effectivement suscités par une perturbation extérieure physiquement repérable (particules odorantes, texture, contextes visuels) et d’autre réseaux perceptifs non suscités par une perturbation extérieure physiquement repérable : vue et ouïe (voir aussi Thorndyke 1935).

Ces remarques ont une portée qui pourrait être suffisamment remarquable, en ce qu’elles relancent la question des contextes et du sens dans le phénomène hallucinatoire, à l’époque du DSM4 qui la dénie vivement ; leur portée, cependant, ne s’arrête peut-être pas là : le hasard de nos travaux de recherche (épistémologie et logiques médicales, lien thérapeutique en médecine générale) nous a conduit à enseigner les fondements de la pédagogie à de jeunes enseignants, en IUFM, et à des enseignants chevronnés, à la MAFPEN. Quelques expériences, dont le but était de leur permettre d’élaborer leur pensée quant aux processus concrets de perception, de mémorisation et de remémoration, nous ont permis d’apprécier ceci, que la perception et la remémoration procèdent de phénomènes isomorphes à ceux, décrits dans le cas de nos trois veuves :

            - la perception semble bien relever d’un phénomène autoréférentiel : aucun objet n’est « spontanément » perçu, s’il ne montre « patte blanche » (Gaillard 1993), s’il ne possède un « déjà-là » (et non un représentant au sens classique du terme), à l’intérieur du sujet de l’expérience. En d’autres termes, nous n’opérons la saisie d’un « objet » extérieur, que si cet objet trouve, non pas une « représentation » à l’intérieur, mais, plus simplement, un attracteur (remarquons que, de ce point de vue, le concept lacanien de « trait unaire » et celui, physico-chaotiste, d’attracteur, montrent une intéressante parenté) : par la fenêtre, l’un voit une voiture rouge, et pas les 43 autres voitures présentes. Sur notre demande, il produit une association immédiate : sa petite amie a une voiture rouge. L’autre voit la ligne verte de l’horizon se détachant sous le ciel bleu, et pas les 14 immeubles, les 52 arbres, les 44 voitures, etc. qu’il a pourtant sous les yeux. Association ? Il ne supporte pas toutes ces limites qu’on prétend lui imposer à l’IUFM, etc. En d’autres termes : n’entre dans notre maison que ce qui montre patte blanche et tout ce qui montre patte blanche ! Pour peu que le loup, le capitaine ou le raton laveur montre patte blanche, le système perceptif n’en demande pas plus et les fait entrer sous l’identité chèvre; l’activité perceptive fait montre, ici, de caractéristiques autoréférentielles.

            - la perception semble bien relever d’un phénomène connectif. Je vois des corbeaux voler, je les entends croasser : la masse sombre que j’aperçois dans un arbre, à une cinquantaine de mètres, est un nid de corbeau... Vérification faite, il s’agit d’une boule de gui : le processus connectif est, ici, assez évident. Mais le nid de corbeau était-il une hallucination ?

Je lis un document d’éthologie animale : « Le petit chien garde le dos courbé, sa posture est plutôt servile et cependant il ne manifeste aucune peur de son père. Au contraire, il l’importune de sa langue, avec laquelle il ne cesse de lui bécher les coins de la bouche ».

Peut-être le lecteur aura-t-il, sans même y penser, corrigé l’erreur. Le phénomène de correction spontanée à la lecture, de coquilles, intentionnelles ou non, dans un texte, est d’observation triviale ; le processus connectif est, ici encore, assez évident. Mais le lecteur qui a lu « lèche » au lieu de « bèche » a-t-il été le jouet d’une hallucination ?

            - la remémoration semble, de même, bien relever d’un phénomène connectif, phénomène faisant montre d’une extrême plasticité puisque, sur un groupe de 12 à 25 stagiaires, nous observons régulièrement la mise en oeuvre de stratégies de remémoration d’une surprenante diversité : 8 à 15 « méthodes » différentes, dont l’objectif est de « tirer un fil », ou de « reconstruire une série d’images », ou de « remplir des cases », ou encore de « réordonner des mots », etc.

Si nous prenons en compte les remarques précédentes, il apparaît que l’hallucination est un phénomène fort proche de la perception ; l’assertion, a priori abrupte, de H. Maturana et F. Varela (1981), selon laquelle notre équipement neuro-cognitif ne nous permet pas de distinguer une perception d’une illusion, prend alors une grande consistance. Deux raisons au moins à cela :

            - la conformation physique de notre appareil neuro-cognitif : pour les cellules sensitives présentes dans mon derme, une pression inférieure à 2 mg n’existe pas (les moustiques en profitent lâchement) ; pour mes cellules rétiniennes, les longueurs d’ondes supérieures à l’ultraviolet et inférieures à l’infrarouge n’existent pas. Etc.

            - les vérifications connectives et contextuelles que j’opère, entre unités sémantiques élémentaires (Miermont 1987) et structure langagée (le sens que je produis), sont strictement subordonnées au phénomène attractif « patte blanche ».

En conclusion, il est possible et probablement utile de reconsidérer le phénomène hallucinatoire, sous l’angle de sa banalité et de sa grande proximité avec le phénomène perceptif. Les discours classiques, psychiatrique et psychanalytique, sur l’hallucination en font un phénomène morbide structural grave et inquiétant. L’expérience commune montre qu’il est, en effet, possible que ce phénomène devienne grave, dès lors qu’il est identifié par le thérapeute comme symptôme majeur d’une variété de psychose (schizophrénies, psychose hallucinatoire chronique...) et qu’ainsi le thérapeute et son patient le structurent dans la chronicité. En revanche, il nous apparaît que l’expérience hallucinatoire, si elle est saisie précocement, par le thérapeute et son patient, dans son banal homomorphisme avec l’expérience perceptive normale, est assez aisément régulable en ce sens qu’elle cède volontiers « naturellement » le pas aux frayages neuro-cognitivo-culturo-langagiers les plus habituels. Il suffit souvent de ne pas trop s’en occuper !

N’oublions pas que les ethnologues ont souvent attiré notre attention sur le rapport particuliers qu’entretiennent certaines cultures traditionnelles avec le « perçu » et « l’imaginé » : un peuple entiers, dans les contextes culturels qui lui sont particuliers, peut fonctionner, au quotidien, comme nos trois veuves !

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Références bibliographiques

Alan Baddeley : La mémoire humaine, 1993, Presses universitaires de Grenoble.

Heinz von Foerster, in Linn Segal : Le rêve de la réalité, 1990, Le Seuil, Paris.

Jacques Lacan : L’identification, séminaire 1961/1962 (ronéoté).

Jean-Paul Gaillard « Le temps pour comprendre : biologie du lien pédagogique », in revue Psychologie et Education, 1993.

Jean-Paul Gaillard : Le médecin de demain : vers une nouvelle logique médicale, 1994, ESF, Paris, chap. 9.

Maturana Humberto, 1990. « La biologie du changement » in Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux, n° 9 et n° 11, Privat, Toulouse.

Jacques Miermont (ss la dir. de). Dictionnaire des thérapies familiales, Payot 1987

Robert Neuburger : Le mythe familial, 1995, ESF, Paris.

Varela F. Maturana H. Uribe R. 1974. « Autopoïesis : the organisatioin of living systems, its characterization and a model », Ibiosystems vol. 5 p. 187.

Varela F. 1980. Principles of biological autonomy. ENH. New York.

Francisco Varela : Autonomie et connaissance, 1989, Le Seuil, Paris.

Francisco Varela : L’inscription corporelle de l’esprit, 1993, Le Seuil, Paris

M.Moulin - J-M Weimann 1991 : « La plasticité du système nerveux » in La Recherche n°238 déc.91. P.1506.

J-Q Zheng et al.1994 : in La Recherche n°265 mai 94 p.488..

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[1] Psychanalyste, thérapeute systémicien, maître de conférences HDR Université de Savoie. Laboratoire LPCP UdS-UPMF

 
 

 

Sites de recherche et réflexion systémique à consulter régulièrement :

MCX-APC

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SICS

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Projet d'établissement 2002 du CNRS français :

"S'attacher à la complexité (…) c'est reconnaître que la modélisation se construit comme un point de vue pris sur le réel, à partir duquel un travail de mise en ordre, partiel et Ccntinuellement remaniable, peut être mis en œuvre"